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Corentin Marillier

Asia Ahmetjanova "Le rapport entre les individus comme source d'inspiration"


Originaire de Lettonie, Asia Ahmetjanova (1992*) est une pianiste et compositrice installée en Suisse. Très impliquée dans la création, elle se produit avec différents ensembles tels que le Collegium Novum Zürich, l'ensemble Ö.

Elle travaille sur plusieurs projets de création qui seront crées par le Basel Sinfonietta ou le duo biennois HYPER DUO.

Son travail explore diverses questions sociales notamment la place de l'individu dans une société normalisée.

J'ai rencontré Asia dès mon arrivée à Lucerne en 2017 et j'ai crée plusieurs de ces pièces, en soliste ou avec l'ensemble Soundtrieb.


Nous nous rencontrons fin décembre à la Hochschule Luzern où Asia est accompagnatrice.





Je t’ai toujours connu en tant que pianiste et compositrice, est ce que ce sont deux disciplines que tu as toujours conjointement pratiquées ?


J’ai commencé à jouer du piano lorsque j’avais cinq ou six ans et à l'époque je me souviens que les morceaux que l’on me donnait à travailler ne m’intéressaient pas vraiment. Le fait de composer de la musique est venu très vite car je me suis mise à écrire ce que j’avais envie de jouer. Bizarrement, j’étais assez sûre de moi, j’étais très heureuse et fière du résultat et malheureusement, ce n’est pas un sentiment qui reste toute la vie…

J’ai toujours désiré lier ces deux pratiques, le piano et la composition. Mais pendant mes études, beaucoup de personnes me disaient qu’il me fallait choisir l’une ou l’autre, et qu’il était impossible de mener une carrière fructueuse sur les deux fronts. J’ai commencé à y croire moi aussi et à raisonner en terme de "productivité". Si l’on fait à moitié écrire et à moitié jouer, c’est donc que l’on divise son énergie en deux et que par conséquent on ne s’investit pas assez. Suivant cette logique, j’ai essayé de ne pas composer pendant deux ans lorsque je devais avoir dix huit ans. Mais cela m’a été très difficile et douloureux, j’avais comme l’impression de ne marcher que sur une seule jambe.



A quoi ressemblaient ces toutes premières compositions ?


C’était très loin d’être expérimental dans le sens où on l’entend au XXIe siècle. Pendant des années, Prokofiev a été mon compositeur préféré, je voulais jouer uniquement sa musique. J’ai été bercé par la musique russe, mes compositions étaient donc très proches d’une esthétique post Prokofiev ou post Chostakovitch.

J’écrivais beaucoup pour piano et à l’époque je n’avais pas de complexes avec le fait d’écrire pour "mon" instrument. Mais aussi des quatuors à cordes, des oeuvres pour choeur, pour musique de chambre, ou pour ensemble. Je composais assez vite et sans forcément retravailler mes pièces. J’allais de A à Z sans trop me poser de questions, et de manière très instinctive. C’était une période rêvée: j’assistais à mes cours de composition, j’avais des musiciens qui jouaient ma musique… Mais rétrospectivement, je peux dire que j’avais très peu de références. J’étais très influencée par tout le répertoire que j’apprenais en tant que pianiste, alors beaucoup de pièces étaient écrites "à la manière de … " "dans le style de… ", mais je crois que c’est quelque chose qui est très spécifique aux pianistes. J’ai découvert Scriabine que j’ai aussi cherché à imiter car sa musique m’a beaucoup marqué. J’admirai aussi Stravinski pour la façon qu’il avait de rendre géniaux des matériaux constitués d’une ou deux formules, mais qu’il combinait avec d’autres paramètres comme le rythmes, les nuances. Un des meilleurs exemples pour moi est l’Histoire du Soldat. Cette manière de traiter la simplicité est restée pour moi un précepte.



Comment s’est passé ton arrivée en Suisse ?

Dans le cadre d’un Erasmus en 2012, j’ai suivi un échange à la Hochschule de Lucerne. Ce fut presque par accident que j’ai découvert la Suisse car j’avais d’abord l’idée d’aller vivre en France. J’avais pour cela appris le français à Tallinn mais je ne connaissais personne en France, et je n’avais aucune idée où je pouvais aller étudier. Puis un jour, je suis tombé sur le film "Rouge" de Krzysztof Kieslowski, dont l’action se passe à Genève. Je n’avais jamais entendu parler de de pays (rires) mais je me suis dit: "parfait, là bas aussi ils parlent français !".

J’avais entendu parler de la classe de piano de Lucerne dirigée par Konstantin Lifschitz et c’est ainsi que je me suis installée en Suisse. J’ai terminé ma licence pour ensuite suivre un premier master puis un second.

C’est alors que j’ai rencontré Dieter Ammann, professeur de composition à Lucerne, qui m’a accompagné pendant mon cursus. Dieter m’a fait prendre confiance en moi, me disant que mes idées étaient fortes et qu’elles avaient le droit d’exister. C’était important pour moi d’entendre que je pouvais y arriver. J’aimais ce que je faisais mais bien souvent cela ne suffit pas: on a besoin d’un soutien, qu’il vienne des interprètes ou de quelqu’un d’autre, un compositeur, un chef d’orchestre, un professeur… Une anecdote à ce sujet: vers l’âge de vingt ans, je composais une pièce pour piano, dans une esthétique néo romantique, j’étais toujours sous l’influence de Scriabine. J’ai envoyé la pièce à Yan Maresz, que je n’avais jamais rencontré mais dont je connaissais la musique que j’avais entendue en concert. Très naïvement, je lui ai envoyé la partition afin de lui demander si de son point de vue, je pouvais "devenir" compositrice. Et très gentiment, il m’a répondu quelques semaines plus tard, en m’encourageant à poursuivre tout en notant des remarques sur la pièce et sur la forme. J’ai trouvé ça très attentionné !


J’aimerai que tu développes maintenant quel a été le moment de bascule entre ces premières compositions vers des pièces plus expérimentales où tu développes un travail beaucoup plus transdisciplinaire.


Je me rendais souvent à des concerts dont beaucoup proposaient des pièces interdisciplinaires et la vérité est que je n’aimais absolument rien ! (rires) Je ne cessais de m’interroger sur la finalité de ce que je voyais, et les raisons irréversibles qui poussaient à produire ce à quoi j’assistais. J’acceptais de ne pas saisir complètement le sens de ces performances, mais j’étais tout de même un peu perdue.

Je venais de passer quatre années en Suisse et de terminer mon premier master. C’est alors que j’ai décidé d’aller vivre à Paris. Ce fut la première fois où je choisissais de faire quelque chose sans raisons professionnelles, seulement par désir. Après cela je me suis sentie beaucoup plus forte. Durant cette année, je réfléchissais à ce que j’allais faire et je gardais en tête la possibilité de faire des études de composition mais qui seraient aussi tournées vers des projets interdisciplinaires. Et c’est précisément à cette époque que j’ai découvert la musique de Francesco Filidei. Je trouvais son travail absolument génial ! C’est à partir de ce moment que je comprenais enfin la motivation d’ajouter un autre médium que la musique. C’était simplement fascinant de voir comment chaque élément était utilisé et poussé à son maximum, tout en gardant une intensité constante tout au long de l’oeuvre. Je me souviens de cette intensité qu’il arrivait à transmettre au public et la force des thèmes et éléments qu’il traitait, qu’ils soient politiques, scéniques ou autres. Et pourtant même si son travail comporte beaucoup d’autres paramètres, j’ai toujours l’impression que la musique reste l’élément central. Et c’est aussi ce que j’essaye de faire.



Tu débutes donc le master intitulé MAP (Musique Art & Performance) qui de par son organisation laisse beaucoup de liberté dans le choix des professeurs, des disciplines étudiées. Qu’est ce que cela t’a apporté ?


J’avais beaucoup de motivation, l’envie d’expérimenter et d’apprendre. Ce master me permettait d’aller dans toutes les directions possibles. La liberté est la chose la plus belle mais c’est aussi très difficile à vivre car rien ne peut exister sans structure.

Je m’intéressais beaucoup à la musique électronique et j’ai commencé à utiliser des synthétiseurs, des contrôleurs, des sensors. Je commençais à mettre en musique des textes que j’écrivais et plusieurs tracks sont nées pour ce projet. Mais j’avais peu de connaissance, et lors de mes échanges/cours avec des artistes électronique ou DJ, je n’étais simplement pas assez formée pour cela. Si cela avait lieu aujourd’hui, cela me serait beaucoup plus utile.

En parallèle, je suivais des cours d’art & performance, et j’ai commencé à performer moi même. J’aime la scène depuis toujours, et j’aimais performer je trouvais cela divertissant. C’est un moyen d’expression différent que celui d’être sur scène au piano.

Est ce que j’ai investi assez de temps dans toutes ces pratiques … ? Pour chacune d’elle, j’avais l’impression de recevoir beaucoup de cours d’introduction (rires). Je n’avais pas de garanties suffisantes afin de me dire "ça, je sais faire". Et bien sûr le fait aussi que je travaillais à côté en tant qu’accompagnatrice me prenait du temps et de l’énergie. Sans parler des concerts…



J’aimerai parler plus en détails de certaines de tes pièces. Beaucoup d’entre elles utilisent un autre médium que la musique, nous y reviendrons plus tard. Mais certaines restent assez instrumentales, je pense notamment à une pièce comme Beth pour trompette solo écrite en 2017.


Beth est une pièce pour trompette dont l’interprète (Valentin François) est positionné d’abord dos au public, assis, les jambes pliées et se relève petit à petit jusqu’à ce qu’il se retourne face public lors du moment le plus intense de la pièce: à savoir un cri puissant dans la trompette. L’idée de la pièce était de montrer comment un individu peut décider de se libérer des contraintes de la société et assumer ses propres décisions.

Il existe une autre version de cette pièce "one and all", où j’ai ajouté un orchestre afin de matérialiser cette présence autour de lui, comme une personnification de la foule ou de la société.

Il s’agissait d’un orchestre de jeunes amateurs, dont la plupart des membres n’avaient jamais joué de musique contemporaine. Je leur avais demandé de jouer très peu de choses sur les instruments, mais plutôt des sons avec leur voix, des murmures, des chuchotements. C’est fou ce que l’on peut demander à ce type d’orchestre, jusqu’où on peut aller ! Lors des répétitions, nous avons pu testé et discuté ensemble des idées que je souhaitais mettre en place. Ce fut une vraie collaboration. Le temps de répétition que l’on avait était très précieux, c’est un luxe qu’il est difficile de retrouver avec des orchestres dit "professionnels".

La pièce comporte aussi un aspect visuel: j’avais demandé aux instrumentistes de se "cacher" derrière leurs instruments, les cordes avec le corps de leur instrument devant le visage.

La situation est la même que dans la pièce solo: le trompettiste est tourné vers les musiciens, s’adresse à eux et décide finalement de couper ce lien pour se retourner vers le public. Il coupe ce lien toxique où des individus se cachent et adoptent une position que j’associe à une attitude de "passif agressif".



Deux autres pièces solistes écrites pour piano et saxophone semblent s’intéresser au concept de "l’exercice", comment un musicien s’exerce t-il lorsqu’il est chez lui ou dans une salle de travail.


Le thème de "l’exercice" m’intéresse pour deux critères. Premièrement, je suis fascinée par le fait que "s’exercer" implique de s’enfermer dans un espace où on est seul, et où la solitude est nécessaire pour que l’on travaille correctement. Il nous est impossible de travailler avec un autre instrumentiste qui se trouve dans la même pièce. On peut bien sûr répéter, travailler un passage avec quelqu’un d’autre… C’est un processus qui est très intime, très particulier et personnel, qui devrait être très intense car l’on est dans une logique d’accomplir quelque chose. Et cela nous est tous arrivé: parfois tout fonctionne comme jamais, et on se demande "pourquoi soudainement maintenant et non pas au moment du concert ?!".

Deuxièmement, quelle est la valeur artistique de ce moment de travail ? On ne travaille jamais en jouant seulement la pièce entière, on travaille des passages, des cellules, et je m’intéresse à capter le résultat sonore de ce moment. Pourquoi quelque chose qui n’était pas artistique le devient lorsqu’on sort d’une chambre de travail ? C’est évidemment la présence du public.



Cette idée de la contextualisation d’une action qui face à la présence d’un public et qui deviendrait alors "art" fait irrémédiablement penser au mouvement Fluxus (nda: mouvement artistique né dans les années 1960 qui questionnent les formes d'arts et prônait l’abolition de la frontière élitiste entre l’art et la vie et entre les différents champs artistiques)


Bien sûr que ce n’est pas une idée qui est venue de n’importe où. Depuis des dizaines d’années d’autres artistes se sont posés la question. Je me suis beaucoup intéressée au Fluxus: j’en ai beaucoup entendu parlé pendant mes études et j'ai également réalisé moi même plusieurs performances qui s'en inspirait.




Un autre corpus de pièces dîtes "performatives", où les musiciens ne jouent pas forcément d’un instrument. Avec elles, tu sembles t’intéresser à divers thèmes plutôt sociaux ou politiques, tels que le rapport à l’autre, l’influence de la société, de la tradition et de ses normes.


Ce n’est pas un thème seulement musical mais c’est le thème de notre vie, on s’y confronte tous les jours dans beaucoup de situations. Chaque jour, j’ai le sentiment de vivre en société et que je ne peux pas exister sans ce rapport à l’autre. J'aime les villes, sentir cette masse humaine, sentir la vie à l’intérieur de chaque individu et ce rapport entre les individus constitue ma principale source d’inspiration. Je me demande souvent si l’idée du musicien seul et coupé du monde est une idée saine et vivable ?


Est ce que tu dirais que l’atmosphère de ces pièces serait plutôt sombre ou grave ?


Beaucoup de mes pièces mettent en scène des individus angoissés, perdus dans leur vie et qui erre dans le monde qu’ils se sont construits. Mais c’est ce que je constate autour de moi, chez mes amis, partout. Il m’est naturel d’incorporer cette thématique dans mon travail. À bien des égards, le poids que l’on ressent dans nos vies n’est pas seulement infligé par la société. Bien souvent, il nous arrive d’être critique et exigeant envers nous mêmes. Moi la première… Beaucoup de musiciens disent souvent qu’ils sont leurs premiers critiques, parfois sans raisons, parfois à juste titre. L’exigence peut être une vertu. Si elle est poussée à l’extrême elle peut impacter notre santé mentale. Aujourd’hui, j’observe de plus en plus le phénomène de la course au succès, notamment via l’utilisation des réseaux sociaux. Il faut donner l’impression que l’on a du succès dans ce que l’on fait. L’influence que génère cette pensée est considérable sur notre santé mentale. Je pense souvent à la phrase de Nietzsche: "ce qui ne me tue pas, me rend plus fort". Certes (!) mais ce qui ne te tue pas, à beaucoup de dégâts sur ta santé mentale (rires), parfois des dégâts irréversibles.


La pièce Drama (2019), pour cinq performeurs et électronique met en scène cette idée de confrontation entre un individu, qui tente de s’émanciper, et le collectif, qui le somme de rentrer dans le rang.


Avec cette pièce, j’avais l’impression de me mettre nue sur scène, tout me semblait tellement évident qu’il m’était difficile de rester dans la salle et d’assister à la première. La pièce fut présentée pour du concert qui concluait mes études et j’avais essayé de mettre tout ce que j’avais appris lors de ces deux années. Il y avait de la musique électronique, de la performance, et même si je n’étais pas sur scène, j’avais moi-même enregistré la partie chantée.



Comment nourris tu ton inspiration ?


L’inspiration vient beaucoup par l’écriture de textes, c’est une pratique quasi quotidienne beaucoup plus que la composition elle-même. J’aime également dessiner: des images que je vois lorsque je suis sur scène ou depuis le public.

Très souvent lorsque je réfléchi à une nouvelle pièce, je m’inspire beaucoup de la personne à qui la pièce sera dédiée. Le caractère de cette personne me donne une direction et nourrit mon idée initiale. Dans beaucoup de situations où des ensembles ont joué ma musique, je connaissais déjà un ou plusieurs musiciens. Cela me facilite beaucoup de choses dans l’écriture.


Ce fut le cas lors de ta collaboration avec l’ensemble Klexs (Lucerne/Berne) où tu connaissais les deux musiciennes.


J’étais très heureuse de pouvoir collaborer avec le duo Klexs. Silke Strahl, la saxophoniste étant allemande et Léa Legros-Pontal, l’altiste étant française, j’ai eu l’idée de travailler autour du traité franco allemand dit de "l’Élysée" (nda: traité signé en 1963 afin de renforcer les relations diplomatiques et culturelles entre la France et l’Allemagne). L’alto qui est au centre, est tenu d’un côté et de l’autre par les deux interprètes. Tout au long de la pièce l’une des musiciennes tire l’alto de son côté. Son mouvement de va et vient symbolise l’influence qu’opère l’une des deux parties sur l’autre. Je crois beaucoup au pouvoir de la signature, ce pouvoir symbolique qui implique que si l’on signe quelque chose et que cela implique des conséquences dans notre vie. Et pourtant nous signons des contrats tous les jours.



Et enfin, pour évoquer un dernier aspect de ton travail, tu demandes souvent au musicien de disparaitre derrière son instrument comme si c’était pour le mettre en valeur ce dernier. Je crois que tu compares cela à "une sculpture animée".


Beaucoup de pièces où j’utilise l’instrument comme un élément visuel plutôt que musical témoigne simplement du pouvoir de fascination que les instruments exercent visuellement. Ils me fascinent, surtout les cordes. Lorsque j’étais enfant mon premier choix était de jouer du violon, et même si ce fut finalement le piano, j’ai toujours gardé ce coup de coeur.

Je viens d’écrire une nouvelle oeuvre pour l’ensemble Montaigne (ensemble basé à Lucerne) que nous avons crée en novembre dernier. La pièce se compose de deux mouvements: un premier dans lequel j’ai utilisé beaucoup de sons tenus et aucune technique particulière de mode de jeu. J’ai simplement écris ce que j’avais envie d’entendre, des sonorités chaudes.

La deuxième mouvement est au contraire une réduction totale du matériau du premier mouvement, un peu comme s’il était jouer par une simple boite à musique. Les bois et le chef quittent la scène, il ne reste que les cordes qui se cachent le visage avec le bois de leur instrument et joue quelque notes éparses. Je ré-utilise beaucoup cet élément visuel, mais je suis fidèle à mes idées !



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